19 juin – Tout en bas
Aucun d’entre nous n’a pipé mot sur le trajet nous ramenant vers le parc et le portail de Savannah. Nous avions décidé de ne pas courir le risque de retourner chez Caroline, dans la mesure où tante Del était là-bas et refuserait à coup sûr de nous laisser continuer sans elle. Par ailleurs, nous n’avions rien à dire d’intéressant. Link s’échinait à hérisser ses cheveux sans l’aide de gel, et Liv consultait son sélenomètre, griffonnant à deux reprises dans son calepin rouge.
Les bonnes vieilles habitudes.
Sauf que les habitudes avaient un peu changé ce matin-là, dans l’obscurité lugubre qui précède l’aube. Mon esprit se débattait, et j’ai trébuché de nombreuses fois. Cette nuit avait été pire qu’un cauchemar. Je n’arrivais pas à me réveiller. Je n’avais même pas besoin de fermer les yeux pour voir le rêve, Sarafine et le couteau, Lena m’appelant.
J’étais mort.
Qui sait combien de temps ?
Quelques minutes ?
Des heures ?
Sans Lena, j’aurais été enfoui dans la terre de Son Jardin du Repos Éternel. Le deuxième cercueil en cèdre hermétiquement clos de notre concession.
Avais-je éprouvé quelque chose ? Vu quelque chose ? Cela m’avait-il transformé ? J’ai caressé la ligne dure de ma cicatrice sous le coton de mon tee-shirt. Était-ce vraiment ma cicatrice ou était-ce le souvenir d’un événement dont avait été victime l’autre Ethan Wate, celui qui n’avait pas été ressuscité ?
Tout cela était confus, flou comme les rêves que Lena et moi avions partagés ou la différence entre les deux ciels que Liv m’avait montrée, la nuit où l’étoile du Sud avait disparu. Quelle part, là-dedans, était réelle ? Avais-je su, inconsciemment, ce que Lena avait fait ? L’avais-je deviné derrière tout ce qui s’était produit d’autre entre nous ?
Si elle avait appris à l’avance quel serait le marché, aurait-elle pris une autre décision ?
Je lui devais la vie, mais ça ne me rendait pas heureux. Je n’éprouvais que la cassure. La peur de la terre, du néant et de la solitude. La perte de ma mère et de Macon, celle aussi, d’une certaine façon, de Lena. Autre chose encore.
Le chagrin paralysant et l’incroyable culpabilité d’être celui qui avait survécu.
Forsyth Park était inquiétant, à l’aurore. Je l’avais toujours connu grouillant de badauds. Sans eux, j’ai presque eu du mal à localiser l’entrée des Tunnels. Ni sonnettes de vélo, ni visiteurs ; ni chiens miniatures, ni jardiniers taillant les azalées. J’ai songé à toutes les personnes vivantes qui s’y promèneraient aujourd’hui.
— Tu l’as loupée ! m’a lancé Liv en me retenant par le bras.
— Quoi ?
— La porte. Tu l’as dépassée.
Elle avait raison. Nous avions doublé l’arche avant que je l’identifie. J’avais presque oublié de quelle manière subtile fonctionnait le monde des Enchanteurs, toujours caché à la vue de tous. À moins de chercher ce portail, on ne le trouvait pas. L’arche le maintenait dans une pénombre permanente, sans doute grâce au stratagème d’un sortilège quelconque. Link a aussitôt entrepris de faire levier avec ses cisailles, forçant le battant qui a cédé avec un gémissement. Les recoins ombreux du souterrain m’ont paru encore plus noirs après ce petit matin d’été.
— Je suis ahuri que nous parvenions à forcer ces entrées, ai-je commenté.
— J’y réfléchis depuis que nous avons quitté Gatlin, a répondu Liv. Je crois au contraire que c’est parfaitement logique.
— Logique d’ouvrir un portail enchanté avec de fichues cisailles de jardin ?
— C’est ça, la beauté de l’Ordre des Choses. Je te le répète, il y a l’univers magique et l’univers matériel.
Elle a regardé le ciel. Je l’ai imitée.
— Comme il existe deux firmaments, ai-je complété.
— Exactement. Aucun n’a plus de réalité que l’autre. Ils coexistent.
— Donc, un outil rouillé est capable de s’attaquer à une porte magique ?
J’ignore pourquoi je m’en étonnais.
— Pas toujours. Mais là où les deux univers se rencontrent, tu trouveras toujours une sorte de couture. Pigé ?
C’était si évident, pour elle. J’ai acquiescé.
— Je me demande si une force dans un monde correspond à une faiblesse dans l’autre, a-t-elle enchaîné, se parlant autant à elle qu’à moi.
— Genre, Link arrive à desceller cette entrée parce qu’un Enchanteur n’y parviendrait pas ?
L’aisance avec laquelle Link venait à bout de ces obstacles me semblait suspecte. En même temps, Liv ignorait qu’il crochetait les serrures depuis que sa mère lui avait imposé son premier couvre-feu, vers l’âge de dix ans.
— Peut-être. À moins que l’Orbe Lumineux n’y soit pour quelque chose.
— Ou alors, c’est parce que je suis un tombeur de première, a suggéré Link en roulant des mécaniques.
— Ou encore les Enchanteurs qui ont creusé ces Tunnels il y a des siècles n’ont pas songé que des cisailles de jardin en auraient raison, ai-je dit.
— Parce qu’ils étaient trop préoccupés par mon extrême virilité dans ces deux univers, a riposté Link en rangeant son outil dans sa ceinture. Les dames d’abord.
— Ben voyons ! a ironisé Liv en s’engouffrant dans le souterrain.
Nous avons descendu les marches, enveloppés par l’air stagnant du passage. Tout était silencieux, nos pas eux-mêmes ne produisaient aucun écho. La quiétude nous est tombée dessus, épaisse, lourde. L’atmosphère sous le monde des Mortels était dénuée de l’apesanteur qui régnait à la surface.
Nous avons débouché sur le même chemin sombre qui nous avait menés à Savannah, celui qui s’était scindé en deux directions : la rue obscure peu avenante dans laquelle nous nous trouvions, et le sentier lumineux traversant la prairie. Juste devant nous, l’enseigne du motel clignotait. Un peu plus vite, maintenant. C’était la seule différence.
Ça, et Lucille roulée en boule juste en dessous, son poil éclairé par intermittence. En nous voyant, elle a bâillé, s’est levée lentement, étirant une patte après l’autre.
— Tu deviens de plus en plus taquine, Lucille.
S’accroupissant, Link lui a grattouillé les oreilles. La chatte a miaulé – ou grogné, tout dépendait de votre façon de l’envisager.
— Mais je te pardonne, a ajouté Link, pour lequel n’importe quelle réaction équivalait à un compliment.
— Et maintenant ? ai-je lancé.
— L’escalier pour l’enfer ou le chemin de briques jaunes ? a rigolé Link en se relevant. Pourquoi ne secoues-tu pas ta boule, des fois qu’elle soit prête à rejouer ?
J’ai tiré l’Orbe Lumineux de ma poche. Il chatoyait toujours, mais la couleur émeraude qui nous avait conduits à Savannah avait disparu, remplacée par un bleu vif comme celui des photos satellites de la Terre. Liv a mis son doigt dessus, la teinte s’est intensifiée à son contact.
— Le bleu me paraît bien plus brillant que le vert, a-t-elle souligné. À mon avis, la sphère est en train de gagner en puissance.
— Ou alors, ce sont tes superpouvoirs, mec ! s’est exclamé Link en m’assenant une telle claque dans le dos que j’ai failli lâcher l’Orbe.
— Et tu te demandes pourquoi ce truc a arrêté de marcher ? ai-je râlé en m’écartant, agacé.
— Essaie de lire dans mon esprit. Non, attends. Vole !
— Ça suffit, les bêtises ! l’a réprimandé Liv. Tu as entendu la mère d’Ethan ? Nous n’avons pas beaucoup de temps. Que l’Orbe Lumineux fonctionne ou non, nous avons besoin d’une réponse.
Link s’est raidi. Le contrecoup de ce dont nous avions été témoins au cimetière pesait de tout son poids sur nous, à présent. Notre tension commençait à se manifester.
— Chut ! Écoutez…
J’ai avancé d’un pas dans le souterrain tapissé d’herbe. Les gazouillis des oiseaux nous étaient désormais audibles. Soulevant l’Orbe, j’ai retenu mon souffle. Je n’aurais rien eu contre s’il avait noirci et nous avait envoyés sur l’autre route, celle de la pénombre, celle des escaliers de secours rouillés zigzaguant le long des immeubles obscurs, celle des portes anonymes. L’essentiel était qu’il nous fournisse une indication.
Pas cette fois, hélas !
— Essaie l’autre côté, a suggéré Liv sans quitter des yeux la sphère.
J’ai rebroussé chemin.
Rien.
Ni Orbe Lumineux ni Pilote. En effet, au plus profond de moi, j’avais conscience que j’aurais été incapable de m’orienter sans l’objet, surtout ici dans les Tunnels.
— J’imagine que nous avons notre réponse, ai-je soupiré en le rempochant. C’est fichu.
— Génial ! a commenté Link en se lançant sur le sentier ensoleillé sans plus réfléchir.
— Où vas-tu ?
— Sans vouloir te vexer, si tu n’as pas la moindre idée du chemin à emprunter, je préfère éviter d’aller par là-bas, a-t-il riposté en matant la rue ténébreuse. De toute façon, nous sommes paumés, non ?
— Pas mal raisonné, oui.
— En même temps, si tu envisages le problème de l’autre côté, nous avons vingt-cinq pour cent de chances de tomber juste. (Je ne me suis pas donné la peine de corriger ses calculs.) Donc, je propose qu’on tente le coup avec le magicien d’Oz en nous disant que la situation s’améliorera forcément. Qu’avons-nous à perdre, hein ?
Il était difficile de contrer la logique biaisée de Link quand il commençait à raisonner.
— Vous avez une meilleure idée ?
Liv a secoué la tête.
— Aussi choquant que ça paraisse, non, a-t-elle admis.
Conséquence, nous sommes partis vers Oz.
Le souterrain semblait effectivement tout droit sorti d’un des vieux bouquins pour enfants de L. Frank Baum ayant appartenu à ma mère. Les saules étendaient leur ramure au-dessus du chemin de terre, et le ciel était clair, bleu, infini. La paix qui régnait ici a eu un effet contraire sur moi, qui m’étais habitué aux ombres. Le sentier était trop idyllique. Je m’attendais à ce qu’une Ire nous tombe dessus à tout instant.
Ou à ce qu’une maison me dégringole sur la tête.
Ma vie avait pris un tour plus étrange que j’aurais pu l’imaginer. Qu’est-ce que je fichais sur cette route ? Où allais-je, en vérité ? Qui étais-je pour m’engager dans une bataille entre des pouvoirs que je ne comprenais pas, armé d’une chatte fugueuse, d’un batteur si mauvais qu’il en était unique, d’une paire de cisailles de jardin et d’un Galilée version adolescente qui buvait de l’Ovomaltine ?
Tout ça pour sauver une fille qui ne voulait pas qu’on la sauve ?
— Hé, attends, espèce d’idiot de chat !
Link a galopé derrière Lucille qui s’était instaurée chef de meute et sinuait devant nous comme si elle savait très exactement où nous nous rendions. Ce qui était drôle, car moi, je l’ignorais.
Deux heures plus tard, sous un soleil toujours aussi resplendissant, j’étais de plus en plus mal à l’aise. Liv et Link marchaient devant moi, manière pour Liv de m’éviter ou, du moins, de fuir le problème. Difficile de le lui reprocher. Elle avait vu ma mère et entendu Amma. Elle savait ce que Lena avait fait pour moi, et que ça expliquait son comportement erratique et Ténébreux. Rien de ce qui s’était produit n’avait changé, sauf les raisons de ce qui s’était produit. Pour la seconde fois cet été, une fille à laquelle je tenais – qui tenait à moi – ne supportait pas ma présence. À la place, elle passait son temps avec Link, lui apprenant des insultes britanniques et faisant semblant de rire à ses blagues.
— Ta piaule est une caverne. Ta bagnole est crasseuse, cradingue peut-être.
Elle se moquait de lui, mais le cœur n’y était pas.
— Qu’en sais-tu ?
— Il me suffit de te regarder.
Sa voix était distante. Charrier Link n’était pas une distraction assez puissante.
— Et moi ? a-t-il demandé en passant une main dans ses tifs pour s’assurer qu’ils se dressaient bien droit sur son crâne.
— Voyons un peu… Tu es un crétin, une andouille.
Liv a eu un sourire forcé.
— Pas mal, hein ? a répondu Link.
— Super. Le mieux qui soit.
Sacré vieux Link ! Son charme dénué de charme, sa marque de fabrique, réussissait à sauver presque toutes les situations sociales désespérées.
— Vous avez entendu ?
Liv s’est arrêtée. D’ordinaire, quand je captais une chanson, j’étais le seul, et c’était celle de Lena. Cette fois, nous l’avons tous perçue, et elle était à des années-lumière de la voix hypnotique de Dix-sept Lunes. On chantait mal, on aurait cru un animal à l’agonie. Lucille a miaulé, le poil hérissé.
— Qu’est-ce que c’est ? a marmonné Link en scrutant les alentours.
— Aucune idée. On dirait presque…
Je me suis interrompu.
— Quelqu’un qui a des ennuis ? a suggéré Liv, en posant une main protectrice sur son oreille.
— Je pensais plutôt à Leaning over the Everlasting Arms.
C’était un vieux cantique que les Sœurs chantaient à l’église.
Je me trompais à peine. En effet, au détour du chemin, nous sommes tombés sur tante Prue qui venait à notre rencontre au bras de Thelma. Elle s’égosillait comme si elle était à la messe du dimanche. Habillée de sa robe blanche à fleurs et gantée de blanc, elle avançait en traînant des pieds dans ses chaussures orthopédiques beiges. Harlon James gambadait derrière elles, un tout petit peu moins gros que le sac à main en cuir verni de sa maîtresse. Une balade pour ces trois-là par un bel après-midi ensoleillé.
Lucille a de nouveau miaulé et s’est assise au milieu du sentier. Derrière elle, Link s’est gratté l’oreille.
— Bon sang, j’hallucine ou quoi ? a-t-il ronchonné. Parce que ça ressemble drôlement à ta cinglée de tante et à son sac à puces de clebs.
Je ne lui ai pas répondu tout de suite, trop occupé à soupeser les chances que ceci soit un piège tendu par un Enchanteur. Nous allions nous rapprocher, puis Sarafine émergerait de la peau de ma tante et nous tuerait tous les trois.
— C’est peut-être Sarafine, ai-je murmuré, réfléchissant à voix haute, en quête d’un brin de logique dans ce qui était complètement illogique.
— Je ne crois pas, a objecté Liv. Si les Cataclystes sont à même de se projeter dans le corps des autres, ils ne peuvent pas habiter deux personnes en même temps. Trois si tu comptes le chien.
— C’est ridicule de compter ce cabot ! a grimacé Link.
Une partie de moi, la plus grande, avait envie de filer et d’essayer de comprendre plus tard. Malheureusement, elles nous avaient vus. Tante Prue, ou la créature qui en avait pris l’apparence, a agité la main.
— Ethan !
Link m’a interrogé du regard.
— Est-ce qu’on décampe ?
— Te dénicher a été p’us dur que d’ramener un troupeau d’chats à la bergerie, a crié tante Prue en avançant aussi vite que ses jambes le lui permettaient.
Lucille a miaulé en penchant la tête.
— Traîne pas, Thelma !
Même de loin, il était impossible de ne pas reconnaître la démarche bancale et le ton commandeur.
— Non, ai-je répondu. C’est bien elle.
Il était trop tard pour fuir, de toute façon.
— Mais comment ont-elles atterri ici ? a marmonné Link, aussi stupéfait que moi.
Apprendre que Carlton Eaton livrait le courrier de la Lunae Libri était déjà difficile à avaler, mais voir ma grand-tante centenaire se balader dans les Tunnels en habits du dimanche était carrément indigeste.
Tante Prue a enfoncé sa canne dans l’herbe afin de monter le terrain légèrement pentu.
— Wesley Lincoln ! a-t-elle braillé. Est-ce que tu as l’intention de rester planté là à r’garder une vieille dame s’échiner à en mourir ou vas-tu ramener tes fesses par ici pour m’aider à ’scalader c’te colline ?
— Non, madame. Oui, madame.
Dans sa précipitation, Link a failli se casser la figure. Il a couru soutenir tante Prue par un bras. Je me suis emparé de l’autre.
Le choc commençait à s’estomper.
— Comment es-tu descendue ici, tante Prue ?
— Comme toi, c’te blague ! J’ai passé par l’une de ces portes. Y en a une juste derrière l’église des Baptistes missionnaires. Je m’en servais pour sécher le cathéchis’ quand j’étais p’us p’tiote que toi.
— Mais comment as-tu appris l’existence des Tunnels ?
Ça m’échappait. Nous avait-elle suivis ?
— J’ai parcouru ces Tunnels p’us souvent qu’un pécheur a juré de p’us biberonner. Tu croyes donc êt’ le seul à savoir ce qui se trame sous c’te ville ?
Elle savait. Elle était l’un d’eux, à l’instar de ma mère, de Marian et de Carlton Eaton, ces Mortels qui, à un moment ou à un autre, étaient devenus des éléments de l’univers des Enchanteurs.
— Est-ce que tante Grace et tante Charity sont au courant ?
— ’videmment que non ! Ces deux pipelettes savent pas p’us garder un secret qu’un mari ! C’est pourquoi mon papa, y me l’a dit qu’à moi. Et je l’ai répété à personne, sauf à la Thelma.
Cette dernière lui a affectueusement tapoté le bras.
— Juste parce qu’elle n’arrivait plus à descendre les escaliers toute seule.
La remarque lui a valu un bon coup de mouchoir sur la main.
— Raconte donc pas de bêtises, Thelma ! Tu sais ben que c’est pas vrai.
— Le professeur Ashcroft ne vous a pas envoyée à nos trousses ? s’est inquiétée Liv.
Tante Prue a eu un reniflement méprisant.
— Alors ça, personne m’envoye nulle part ! Ch’uis trop vieille pour ça. Ch’uis venue toute seule. Et toi, Ethan, t’as intérêt à prier pour que l’Amma, e’ vient pas te chercher ici. Elle fait bouillir des os depuis que t’es parti.
Si seulement elle s’était doutée…
— Alors, pourquoi es-tu ici, tante Prue ?
Elle avait beau être dans la confidence, les Tunnels n’étaient pas franchement un endroit sûr pour une dame âgée.
— J’t’ai porté ça.
Elle a ouvert son sac à main et l’a tendu pour que nous regardions dedans. Sous une paire de ciseaux à couture, des bons de réduction et une bible de poche, il y avait une épaisse liasse de papiers jaunis soigneusement pliés.
— Allez, prends-y !
Plutôt me poignarder avec ses ciseaux. Il était hors de question que je fouille dans le sac de ma grand-tante. Ça aurait été la violation la plus grave de l’étiquette sudiste. Liv a d’ailleurs paru comprendre le problème.
— Permettez ?
Si ça se trouve, les hommes britanniques ne mettaient pas leur nez non plus dans les sacs des femmes.
— C’est pour ça que je les ai am’nés !
Liv a doucement récupéré les documents.
— Ils sont drôlement anciens, a-t-elle commenté avant de les ouvrir avec délicatesse sur l’herbe tendre. Non ! Ne me dites pas que c’est ce que je crois être !
Je me suis penché pour les étudier. On aurait dit des schémas ou des plans d’architecte. Ils avaient été tracés par de nombreuses mains différentes, dans de nombreuses couleurs différentes. On avait pris la peine de les dessiner en respectant une sorte de grille millimétrée, et la moindre ligne était bien droite et respectait parfaitement l’échelle. Liv a aplati les feuilles. De longues lignes en croisaient d’autres.
— Tout dépend de c’que tu croyes que c’est.
— Des plans des Tunnels, a répondu Liv, les mains tremblantes. Excusez-moi, mais où les avez-vous eus, madame ? Je n’en ai jamais vu, même pas dans la Lunae Libri.
Tante Prue a déballé un bonbon à la menthe rayé rouge et blanc.
— C’est mon papa qui me les a donnés, comme mon grand-papa les lui avait donnés. Y sont vieux comme le monde.
J’en étais coi. Lena avait eu beau soutenir que ma vie serait normale sans elle, elle s’était fourvoyée. Malédiction ou pas, mon arbre généalogique était intimement mêlé à celui des Enchanteurs.
Et à leurs cartes, heureusement pour nous.
— Y sont loin d’êt’ finis. J’étais une sacrée dessinatrice, dans ma jeunesse, mais l’arthrite a eu raison de moi.
— J’ai essayé de m’y mettre, est intervenue Thelma, penaude, sauf que je n’ai pas le don de ta tante.
Cette dernière a agité son mouchoir, feignant la modestie.
— C’est toi qui les as dessinés ? me suis-je exclamé.
— J’ai participé, a-t-elle répondu en se rengorgeant de fierté.
— Mais comment ? a marmonné Liv. Les Tunnels s’étendent à l’infini.
— Petit à petit. Ces plans montrent pas tout. Surtout la Caroline et un peu de la Géorgie. On est pas allées plus loin.
C’était incroyable. Par quel miracle ma fofolle de tante avait-elle réussi à établir des cartes des Tunnels ?
— Comment t’y es-tu prise pour que tante Grace et tante Charity ne découvrent pas le pot aux roses ?
Je ne me souvenais pas que ces trois-là aient jamais été séparées. Elles étaient même collées les unes aux autres comme un monstre tricéphale.
— On a pas tout le temps vécu ensemb’, Ethan, a riposté tante Prue avant de baisser la voix, des fois que ses sœurs l’espionnent. Et p’is, les jeudis, je joue pas vraiment au bridge.
J’ai tenté de l’imaginer en train de tracer ses lignes pendant que le reste des FRA tapaient le carton au sein du club du troisième âge.
— Prends-y. Je croye que t’en auras besoin si t’as l’intention de rester ici. On se perd pas mal, au bout d’un moment. Y a des jours, j’étais si tant désorientée que j’arrivais à peine à r’tourner en Caroline du Sud.
— Merci, tante Prue, mais…
Je me suis interrompu, ne sachant comment m’expliquer. L’Orbe Lumineux, les visions, Lena et John Breed, la Grande Barrière, la lune en avance et l’étoile manquante. Sans parler des indications démentielles au poignet de Liv. Et encore moins de Sarafine et d’Abraham. Ce n’était pas là une histoire pour l’une des citoyennes les plus vieilles de Gatlin.
Tante Prue a agité son mouchoir sous mon nez.
— Zêtes perdus comme des agneaux égarés au beau milieu d’un méchoui ! À moins que tu veux finir ent’ deux tranches de pain, t’as intérêt à m’écouter.
— Oui, madame.
Je pensais avoir deviné la leçon qui allait suivre, mais je me suis autant fourvoyé que Savannah Snow vêtue d’une robe sans manches et mâchant du chewing-gum au milieu de la chorale de l’église.
— Bon, tu m’écoutes, hein ? a repris tante Prue en pointant son maigre index sur moi. Carlton est v’nu r’nifler par chez nous pour voir ce que j’savais à propos de que’qu’un qu’aurait franchi une porte d’Enchanteurs au champ de foire. P’is voilà-t’y pas qu’il m’dit que la p’tiote Duchannes, l’a disparu, que toi et Wesley zavez déguerpi, et que la gamine qui vit avec Marian, tu sais, celle qui met du lait dans son thé, personne l’a vue non p’us. J’ai trouvé que ça f’sait ben beaucoup de hasards. Même pour Gatlin.
Rien de très surprenant que Carlton ait répandu l’information.
— Bref, y te faut ces trucs, et j’veux que tu y prends. Moi, j’ai pas le temps pour toutes ces bêtises.
J’imagine que oui, en effet. Elle savait très bien ce que nous mijotions, qu’elle l’admette ouvertement ou non.
— J’apprécie vraiment que tu t’inquiètes pour nous, tante Prue.
— Pff ! Je m’inquiète pas. Du moment que t’as ces cartes. (Elle m’a tapoté la main.) Tu la trouveras, c’te Lena Du-channes aux yeux dorés. Même les ’cureils aveugles finissent que’quefois par se dégoter une noisette.
— J’espère, madame.
Après une dernière caresse sur ma main, elle a récupéré sa canne.
— Bon, ben, arrête de jacasser avec des vieilles dames et va te fourrer dans les ennuis tout de suite, comme ça, y t’en restera moins pour p’us tard. À la grâce de Dieu et tout le bataclan !
Sur ce, elle s’est éloignée avec Thelma. Lucille leur a couru après un instant, la clochette de son collier tintinnabulant sous le soleil. S’arrêtant, tante Prue a souri.
— J’vois que t’as encore la chatte. J’attendais le bon moment pour la détacher de c’te corde à linge. Elle connaît que’ques petits trucs, tu verras. T’as pas perdu sa médaille, hein ?
— Non, madame, elle est dans ma poche.
— Y te faut un de ces anneaux pour l’accrocher à son collier. J’t’en donnerai un.
Déballant un second bonbon, elle l’a laissé tomber devant le museau de Lucille.
— Pardon de t’avoir traitée de déserteur, ma vieille. Mais sinon, Charity t’aurait jamais laissée partir, tu sais ?
La chatte a reniflé la friandise.
— Bonne chance, beau gosse ! m’a lancé Thelma en m’adressant son sourire à la Dolly Parton[23].
Je les ai regardées redescendre la colline en m’interrogeant sur ce que j’ignorais encore au sujet de ma famille. Qui donc avait l’air sénile et fou mais surveillait le moindre de mes gestes ? Qui d’autre protégeait les parchemins et les secrets des Enchanteurs pendant ses loisirs ou dessinait un univers dont la plupart des habitants de Gatlin ne soupçonnaient pas l’existence ?
Lucille a léché le bonbon. Si elle savait, elle n’a rien dit.
— OK, on a une carte, maintenant. Ça va nous aider, hein, MJ ?
La rencontre avec tante Prue et Thelma avait eu le don d’améliorer l’humeur de Link.
— Liv ?
Elle ne m’a pas entendu. Elle feuilletait les pages de son calepin tout en traçant d’un doigt un itinéraire sur les plans.
— Voici Charleston, et ça, c’est sûrement Savannah. Si on part du principe que l’Orbe Lumineux nous a indiqué le sud, la direction de la côte…
— Pourquoi la côte ? l’ai-je coupée.
— Plein sud. Comme si nous suivions l’étoile du Sud, je te rappelle. (Elle s’est redressée, frustrée.) Il y a tant de routes de traverse. Nous ne sommes qu’à quelques heures du portail de Savannah, ce qui pourrait signifier n’importe quoi, ici.
Elle avait raison. Si le temps et les lois de la physique s’appliquant à la surface du sol ne correspondaient pas exactement à ceux qui régissaient les entrailles de la terre, qui était en mesure de dire si nous n’étions pas en Chine en ce moment même ?
— De toute façon, quand bien même nous saurions où nous sommes, cela nous prendrait des jours pour localiser l’endroit sur la carte. Or nous sommes pressés.
— Eh bien, autant nous y mettre tout de suite. C’est tout ce que nous avons.
Ce qui était au moins quelque chose, quelque chose qui donnait l’impression que nous allions peut-être réussir à localiser Lena. Était-ce parce que je croyais pouvoir compter sur les plans ou parce que j’avais confiance en mes capacités ? Je n’en savais rien.
Ce qui n’avait pas d’importance, du moment que je retrouvais Lena à temps.
À la grâce de Dieu et tout le bataclan.